Chapitre 12

​ Me voici devant le blanc de bois, dans le vestiaire. Comment suis-je arrivé là? Aucune idée. Je m'assois, j'enlève mon casque, mais ma tête est encore pleine des grondements des moteurs, des crissements des pneus et des hurlements de la foule.

​ Here I am in front of the white wood, in the changing room. How did I get there? No idea. I sit down, take off my helmet, but my head is still full of roars from the engines, screeching tires and howling from the crowd.

​ Je pose mon casque à côté de moi, et je me rends compte que j'ai les mains qui tremblent. Je me sens la tête vide et froide, tandis que mes pieds sont lourds, chauds et gonflés... On dirait que mon sang a quitté le haut de mon corps pour se retrouver dans mes pieds. Normal, quand on y pense: à force de tourner en rond à route vitesse pendant cent tours... Cent tours? Est-ce que j'ai bien dit cent tours? C'est donc que j'aurais terminé cette course? Comment se fait-il que je ne me souvienne de rien? J'essaie de détacher les bandes velcro de ma combinaison, mais ne j'y arrive pas: mes mains tremblent encore, j'ai les doigts blancs et glacés...

​ I put my helmet next to me, and I realise that my hands are trembling. I feel my head empty and cold, while my feet are heavy, hot and swollen... It looks like my blood has left my upper body to end up in my feet. This is normal, when you think about it: by going around at high speed for a hundred laps... A hundred laps? Did I say a hundred laps? So is that I would have finished this race? How come I don't remember anything? I try to detach the Velcro strips from my suit, but I can't do it: my hands are still shaking, my fingers are white and cold...

​ J'aperçois un bidon de boisson sucrée, à côté de moi. J'en bois quelques gorgées, et ça va un peu mieux. Je réussis enfin à enlever ma combinaison, que j'ai le réflexe de vouloir pendre dans un casier, mais j'ai les jambes encore trop flageolantes pour me lever. Je regarde autour de moi: les autres pilotes ont tous jeté leur combinaison par terre, devant eux. Je les imite, trop fatigué pour agir autrement.

​ I see a can of sweet drink next to me. I take a few sips, and it's a little better. I finally manage to remove my jumpsuit, which I have the reflex of wanting to hang in a locker, but my legs are still too shaky to get up. I look around: the other drivers have all thrown their suits on the ground, in front of them. I imitate them, too tired to act otherwise.

​ Combien somme-nous? Je fais le compte: vingt-trois. Je recommence, pour être bien sûr et parce que ça fait du bien à ma tête de calculer. Un, deux, trois... J'arrive à vingt-trois, une fois de plus... Où sont passés les treize autres? Les images se bousculent alors dans ma tête: les autos qui prennent feu, les colonnes de fumée, les accidents... On a dû transporter les blessés à l'hôpital, mais comment se fait-il que je n'aie pas vu une seule ambulance?

​ How much are we? I count: twenty-three. I start again, to be sure and because it feels good to my head to calculate. One, two, three... I stopped at twenty-three, once more... Where have the other thirteen gone? The images then jostle in my head: cars catching fire, smoke columns, accidents... We had to transport the injured to the hospital, but how is it that I did not see a single ambulance?

​ Essayons de chasser cette idée. Je ne m'en souviens pas, c'est vrai, mais ça ne veut rien dire: je ne me souviens pas de grand-chose, de toute façon... J'ai encore le départ en tête, de même que les événements qui ont marqué les premiers tours, mais à partir du dixième tours, tout s'embrouille et je ne me souviens plus de rien. C'est comme si j'avais passé deux heures à jouer avec la télécommande de la télévision, sans jamais m'arrêter nulle part. Les images déboulent: des publicités de bière et de cigarettes, des miles de pneus, des adipeux qui rotent et vomissent, des autos qui font des tonneaux, la route au-dessus et le ciel en dessous, des arbres, un podium... Il y avait un podium, c'est vrai, ça me revient, essayons de nous concentrer sur cette image... Un podium sur lequel moment deux pilotes que je ne connais pas, et un troisième que je connais très bien: c'est Yan, ça ne peut pas être un autre que lui. Yan, qui a fini troisième... Je suis content pour toi, Yan, content surtout que tu ne sois pas mort.

​ Let's try to drive this idea away. I can't remember, it's true, but that doesn't mean anything: I don't remember much, anyway... I still have the start in mind, as do the events who marked the first laps, but from the tenth laps on, everything got confusing and I don't remember anything. It is as if I had spent two hours playing with the television remote control, without ever stopping anywhere. The images are tumbling: advertisements of beer and cigarettes, miles of tires, fat people who spin and vomit, cars which roll over, the road above and the sky below, trees, a podium... There was a podium, it's true, it comes back to me, let's try to focus on this image... A podium on which moment two drivers that I don't know, and a third that I know very well: it's Yan, it can't be any other than him. Yan, who finished third... I'm happy for you, Yan, especially that you're not dead.

​ Je le cherche des yeux, dans le vestiaire: il est là, pas très loin de moi. Il a enlevé son casque et sa combinaison, lui aussi, et il regarde le mur... C'est Yan, j'en suis sûr, ses longs cheveux roux dégoulinent de sueur, mais comment se fait-il que j'aie l'impression qu'il est devenu un vieillard? Je regarde les autres: ils sont tous voûtés, abattus, ridés, livides... Peut-être que c'est la course qui nous a rendus comme ça, la force centrifuge qui vide notre tête de son sang... Est-ce que j'ai l'air aussi vieux, moi aussi? Je bois encore quelques gorgées de liquide sucré, ça va un peu mieux...

​ I look for him with my eyes, in the locker room: he is there, not far from me. He took off his helmet and his jumpsuit, too, and he's looking at the wall... It's Yan, I'm sure, his long red hair dripping with sweat, but how come I got it? impression that he has become an old man? I look at the others: they are all hunched over, shot, wrinkled, livid... Maybe it's the race that made us like that, the centrifugal force (A force that acts outward on a body moving around a center, arising from the body's inertia.) that empties our head of its blood... Is it that I look so old, too? I still drink a few sips of the sweet drink, it's a little better...

​ Mes souvenirs se remettent en ordre en même temps que je reprends des forces: je revois le podium, une fois de plus, les trois pilotes qui s'arrosent de champagne, mais il n'y a pas de belles filles autour d'eux, seulement des grosses bedaines. La seule différence entre les hommes et les femmes, c'est le nombre de plis... Je regarde la foule, à la recherche de quelqu'un que je connaisse, mais je ne vois personne. Personne qui soit un peu normal, personne qui ressemble à Roxanne.

​ My memories are getting back in order at the same time as I regain my strength: I see the podium, once again, the three drivers who sprinkle champagne, but there are no beautiful girls around them, only big belly. The only difference between men and women is the number of folds... I look at the crowd, looking for someone I know, but I don't see anyone. Someone who is a little normal, someone who resembles Roxanne.

​ Et moi, où est-ce que je suis? Comment se fait-il que je suis là, devant ce podium? Je n'ai aucun souvenir de la fin de la course, ni du moment où je suis sorti de mon auto...

​ And me, where am I? How is it that I am there, in front of this podium? I have no memory of the end of the race, nor of the moment when I got out of my car...

- Félicitations, tout le monde, c'était un excellent spectacle.

​ - Congratulations everyone, that was a spectacular show.

​ Allard vient d'entrer dans le vestiaire. Il nous parle en faisant les cent pas devant nous, en ne s'adressant à personne en particulier.

​ Allard has just entered the locker room. He speaks to us by pacing in front of us, not addressing anyone in particular.

​ - Pour une première course, un ne pouvait pas demander mieux. De l'action, de l'action et encore de l'action, c'est ce que le public veut et c'est ce qu'on lui donne. Vous avez congé jusque'à mardi, ensuite on fera des essais pour la course de samedi prochain. Profitez-en pour vous reposer... Des questions?

​ - For a first race, one could not ask for better. Action, action and more action, that's what the public wants and it's what they are given. You have can rest until Tuesday, then we will test for the race next Saturday. Take the opportunity to rest... Any Questions?

​ C'est bien beau de nous demander si nous avons des questions, mais ce serait une bonne idée de nous laisser le temps de les poser: Allard s'apprête à quitter la pièce sans le moindre regard pour qui que ce suit.

​ It is all well and good to ask ourselves if we have any questions, but it would be a good idea to give us time to ask them: Allard is about to leave the room without the slightest glance for whom it follows.

- Monsieur Allard? J'ai une question...

​ - Mr. Allard? I have a question

​ Les mots sont sortis de ma bouche sans que je m'en aperçoive, et Allard reste là, la main sur la poignée de la porte, comme s'il ne m'avait pas vraiment entendu, ou plutôt comme s'il ne voulait pas m'entendre.

​ The words came out of my mouth without me noticing, and Allard stood there, his hand on the door handle, as if he hadn't really heard me, or rather as if he didn't want to hear me.

​ - J'ai une question, monsieur Allard.

​ - I have a question, Mr. Allard.

​ - Je t'écoute, Steve...

​ - I'm listening, Steve...

​ - Je n'arrive pas à comprendre comment il se fait que j'aie vu des camions de pompiers et des dépanneuses, mais jamais d'ambulances.

​ - I can't understand how I saw fire trucks and tow trucks, but never ambulances.

​ - Et alors?

​ - So?

​ - Et alors rien, je me demande comment ça se fait, c'est tout...

​ - Nothing, I wonder how it is done, that's all...

​ - Parce que tu n'as pas vu d'ambulance, tu conclus qu'il n'y en a pas eu?

​ - Just because you did not see one, you think that there are none?

​ - Je n'ai pas dit ça, monsieur...

​ - I cannot say that, Mr.

​ - Je l'espère pour toi, Steve! Je l'espère sincèrement.

​ - I hope so for you, Steve! I sincerely hope so.

​ Il a l'air tellement vexé que je n'ose pas lui faire remarquer qu'il n'a pas répondu à ma question.

​ He looks so upset that I don't dare point out to him that he didn't answer my question.

​ - J'ai une autre question, monsieur...

​ - I have another question, Mr....

​ Tout le monde se tourne vers le grand maigre qui vient de prononcer ces mots.

​ Everyone turns to the tall skinny man who just said these words.

​ - Qu'est-ce que tu veux, toi? Répond Allard sur un ton exaspéré.

​ - What do you want? Allard answers in an exasperated tone.

​ - Où sont les autres pilotes? Comment vont-ils?

​ - Where are the other drivers? How are they?

​ - Ils vont aussi bien qu'ils peuvent aller, ne t'inquiète pas pour eux. Mais qu'est-ce que vous diriez de prendre une bonne douche, plutôt que de poser des questions? Ça vous fera du bien de vous décrasser un peu, vous ne pensez pas?

​ They are doing as well as they can go, don't worry about them. But how about taking a good shower, rather than asking questions? It will do you good to loosen up a bit, don't you think?

​ Allard nous adresse un grand sourire qu'il tente de rendre chaleureux, mais ses gestes le trahissent: il nous tourne le dos et marche d'un pas lourd vers la porte, qu'il claque derrière lui.

​ Allard gives us a big smile which he tries to make warm, but his gestures betray him: he turns his back to us and walks with a heavy step towards the door, which he slams behind him.

​ Aussitôt qu'il est sorti du vestiaire, un des pilotes se dirige vers le grand maigre qui a posé la deuxième question. Au même moment, Yan se lève et vient se planter devant moi en me dévisageant d'un air hostile.

​ As soon as he left the locker room, one of the drivers headed for the tall skinny man who asked the second question. At the same time, Yan gets up and comes to stand in front of me, staring at me with a hostile air.

​ - De quoi tu te mêles, toi? lance le premier pilote au grand maigre avec un regard meurtrier.

​ - What are you getting involved in? screams the first skinny driver with a murderous look.

​ - Et si tu les gardais pour toi, tes questions? me demande Yan d'un vois hargneuse.

​ - And if you kept them for yourself, your questions? Yan asks me with an aggressive tone.

​ Yan est bientôt entouré de deux ou trois autres pilotes qui semblent tous aussi agressifs:

​ Yan is soon surrounded by two or three other pilots who all seem equally aggressive:

​ - Ouais, c'est quoi l'idée de vous ouvrir la trappe? dit le premier. On nous demande de conduire, pas de faire de la philosophie.

​ - Yeah, what's the idea of opening the door(opening the door: open the mouth) for you? said the first. We are asked to drive, not to do philosophy.

​ - Si vous avez envie de tout gâcher, il faut le dire tout de suite. On va vous arranger le portrait, nous autres...

​ - If you want to spoil everything, you have to say it right away. We will arrange the portrait for you...

​ Comme je n'ai pas envie de me battre et qu'ils ne doivent pas en avoir envie, eux non plus - ils doivent être aussi crevés que moi -, j'essaie de détendre un peu l'atmosphère comme Yan l'aurait fait du temps où on était tous les deux à l'école. Il réussissait toujours à trouver une blague idiote, dans ces moments-là, et c'était souvent suffisant pour que les poings se desserrent... Essayons de faire comme lui:

​ Since I don't want to fight and they shouldn't want to fight either - they must be as exhausted as I am - I try to lighten the mood a bit like Yan would have done when we were both at school. He always managed to find an idiotic joke, in those moments, and it was often enough for the fists to loosen... Let's try to do like him:

​ - On ne va tout de même pas se battre, non? On est des pilotes de course, pas des joueurs de hockey...

​ - We're not going to fight, are we? We are racing drivers, not hockey players...

​ Le truc fonctionne: mes adversaires tournent les talons, et je crois même apercevoir l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Yan. Mais j'ai peut-être trop d'imagination: je me sens tellement seul que je donnerais n'importe quoi pour voir une esquisse de sourire.

​ The thing works: my opponents turn on their heels, and I think I even see the shadow of a smile on Yan's lips. But maybe I have too much imagination: I feel so alone that I would give anything to see a sketch of a smile.

​ Je regarde le grand maigre: il se retrouve seul, lui aussi. J'aimerais bien aller lui parler, mais je n'ose pas. Ce serait sûrement mal vu. Et puis, je n'ai plus la force de parler...

​ I look at the tall skinny guy: he too is alone. I'd love to go talk to her, but I don't dare. It would surely be frowned upon. And then, I no longer have the strength to speak...

​ Je regarde le plancher un long moment, les yeux dans le vide, puis je prends ma douche et je me rhabille, l'esprit toujours aussi vide. En sortant du vestiaire, je tombe sur un tableau où sont inscrits les résultats de la course. C'est ainsi que j'apprends que Yan a bel et bien accédé à la plus basse marche du podium, et j'ai fini douzième. J'essaie de me féliciter moi-même, pour m'encourager: douzième sur trente-six, ce n'est pas si mal, quand on y pense, surtout pour une première course, Ça vaut mieux que treizième, et j'aurais pu ne pas finir du tout et me retrouver à l'hôpital... Mais rien de ce que je me dis ne réussit à me remonter le moral.

​ I look at the floor for a long time, my eyes empty, then I take my shower and I get dressed, my mind still as empty. When I leave the locker room, I come across a board with the results of the race. This is how I learn that Yan has indeed reached the lowest step of the podium, and I finished twelfth. I try to congratulate myself, to encourage me: twelfth out of thirty-six, it's not that bad, when you think about it, especially for a first race, It's better than thirteenth, and I might have end up in the hospital... But nothing that I tell myself succeeds in cheering me up.

​ Dans l'autobus qui me ramène chez nous, je me sens encore plus vide: chacun a le nez collé sur la vitre et s'efforce de ne pas regarder les autres. Jamais je ne me suis senti aussi seul, jamais je n'ai autant rêvé d'avoir un ami.

​ On the bus that brings me home, I feel even more empty: everyone has their nose glued to the glass and tries not to look at the others. I have never felt so alone, never have I dreamed of having a friend so much (Same).