Chapitre 11

​ Je ne sais pas si mon casque est supposé me protéger des chocs, mais il réussit très bien à amortir les bruits, et c'est tant mieux: les estrades sont bondées de spectateurs tous plus bruyants les uns que les autres. Certains ont des trompettes, d'autres des crécelles, quelques-uns ont des appareils électroniques qui font plus de tapage encore, mais ce ne sont pas les pires. Les pires, ce sont ceux qui se sont munis de porte-voix pour crier des horreurs que je n'oserais pas répéter, et encore moins écrire. il y a plus bruyant encore: tout en haut des estrades, de gigantesques haut-parleurs hurlent en permanence des publicités de bière, de cigarettes et d'huile à moteur, accompagnées de ce qui est peut-être de la musique , mais une musique qui ne ressemble à aucune de celles que je connais, Imaginez un opéra diffusé pas un système de son aussi mauvais que puissant... Si je n'avais pas mon casque pour me protéger les oreilles, je pense que je virerais fou.

I do not know if my helmet is supposed to protect me from shocks, but it succeeds very well in absorbing the noise, and that's good: the stands are crowded with spectators each one louder than the other.. Some have trumpets, others rattles, some have electronic devices that make more noise, but they are not the worst. The worst are those who have equipped themselves with megaphones to cry out horrors that I would not dare repeat, let alone write. There is even more noises: at the top of the stands, gigantic loudspeakers are constantly shouting advertisements for beer, cigarettes and motor oil, accompanied by what may be music, but a type of music which does not resemble any of those which I know, Imagine an opera broadcasts a sound system as bad and powerful... If I did not have my headphones to protect my ears, I think that I would go crazy.

​ Si mon casque amortit les sons, ma visière n'adoucit pas les images, et c'est bien malheureux. Ce que j'entends est peut-être horrible, mais ce que je vois est horrible au cube. Vous connaissez déjà Allard, la plus énorme horreur sur deux pattes que le monde ait jamais portée. Imaginez maintenant des estrades remplies de personnages tout aussi monstrueux.

​ If my helmet absorbs the sounds, my visor does not soften the images, and it is very unfortunate. What I hear may be horrible, but what I see is worse. You already know Allard, the biggest horror on two legs that the world has ever carried. Now imagine platforms filled with a equally monstrous crowd.

​ Un jour, à l'école, un professeur d'arts plastiques nous avait montré des toiles d'un peintre qui s'appelait Jérôme Bosch. Les toiles avaient été peintes il y a très longtemps, au Moyen Âge, et représentaient des monstres et des démons qui peuplaient l'enfer. Eh bien, si ce Jérôme Bosch revenait aujourd'hui et s'il avait besoin de renouveler son inspiration, c'est devant ces estrades qu'il devrait installer son chevalet: il verrait des hommes et des femmes tellement obèses qu'Allard, à côté d'eux, ressemblerait à un danseur de ballet. Ce ne sont pas des hommes et des femmes, en fait, mais d'immenses bedaines équipées d' une bouche qui engloutit des chips, de la bière, des hot dogs dégoulinants de moutarde et de ketchup, et encore de la bière par-dessus tout ça comme dessert, ces bedaines enfournent des beignets fourrés à la crème et des gâteaux au chocolat arrosés de bière; comme digestif, encore et toujours de la bière. Dix mille bedaines qui ne s'arrêtent de manger que pour crier des horreurs, ou roter, ou vomir sur d'autres spectateurs. Certains se battent entre eux - ils ne risquent pas de faire très mal, leurs coups étant amortis par la graisse - pendant que d'autres s'amusent à lancer des canettes et des bouteilles vides sur la piste, ce qui est beaucoup plus dangereux. Quand donc cette course commencera-t-elle, que je me sauve de cet enfer? J'ai juste envie de partir de là, et la simple idée d'avoir à repasser cent fois devant ces estrades me donne la nausée.

​ One day, at school, a plastic arts teacher showed us paintings by a painter named Jérôme Bosch. The canvases had been painted a long time ago, in the Middle Ages, and represented monsters and demons that populated hell. Well, if this Jérôme Bosch came back today and if he needed to renew his inspiration, it was in front of these platforms that he would have to install his easel: he would see men and women so obese that Allard, at next to them, would look like a ballet dancer. They're not men and women, in fact, but huge paunches with mouths that engulf crisps, beer, hot dogs dripping with mustard and ketchup, and more beer on top. All that as a dessert, these paunches bake donuts filled with cream and chocolate cakes sprinkled with beer; as a digestive, over and over again with beer. Ten thousand belly who stop eating only to shout horrors, or burp, or vomit on other spectators. Some fight among themselves - they are not likely to hurt very much, their blows being absorbed by the grease - while others have fun throwing cans and empty bottles on the track, which is much more dangerous. When will this race begin, that I save myself from this hell? I just want to go from there, and the simple idea of having to pass a hundred times in front of these platforms makes me nauseous.

​ J'évite de regarder les spectateurs et je me concentre plutôt sur mes adversaires qui, les uns après les autres, se placent à côté de moi. Il y a maintenant douze autos dans la première rangée, douze autres dans la deuxième, et une troisième est en train de se former. Trente-six autos, qui devront faire cent tours... La piste a beau être longue, il me faudra nécessairement doubler certains de ces pilotes, ou me faire doubler par eux, et quelque chose me dit que personne ne fera d'excès de politesse.

​ I avoid looking at the spectators and rather focus on my opponents who, one after the other, stand next to me. There are now twelve cars in the first row, twelve more in the second, and a third is being formed. Thirty-six cars, which will have to make a hundred laps... The track may be long, it is necessary for me to overtake some of these drivers, or be overtaken by them, and something tells me that nobody will finish the race politely.

​ Quand la dernière auto est en place, le juge de départ lève bien haut le drapeau qui annoncera bientôt le début de la course. Les haut-parleurs arrêtent alors de cracher leurs décibels tandis qu'un lourd silence enveloppe les estrades. J'ai les yeux rivés sur le drapeau, mais je juge, comme pour faire durer le suspense, met une éternité à l'abaisser. Les spectateurs commencent à s'impatienter, on entend des sifflets et même des cris scandés par la foule. J'ai d'abord du mal à distinguer ce que répètent les dix mille bedaines débiles, mais je finis par y arriver: kill kill kill.

​ When the last car is in place, the starting judge raises the flag high which will soon announce the start of the race. The speakers then stop spitting their decibels while a heavy silence covers the platforms. My eyes are riveted on the flag, but I judge, as if to prolong the suspense, it takes forever to lower it. The spectators begin to get impatient, we hear whistles and even cries chanted by the crowd. At first I have trouble distinguishing what the ten thousand stupid people are repeating, but I ended up getting there: kill kill kill.

​ Quand le juge abaisse enfin son drapeau, je démarre en trombe, contrairement à mes habitudes. Mon auto semble heureusement assez rapide, si bien que j'arrive le premier dans la chicane, que je franchis aussi vite que possible, et je suis toujours le premier pour prendre les trois courbes qui suivent. Lorsque j'arrive enfin à la grande ligne droite qui traverse la forêt de pins, je fais exprès de ralentir. Je me laisse doubler par une première auto, et son chauffeur en profite pour me faire une queue de poisson. J'avais heureusement prévu la manœuvre en freinant brusquement au moment où il me doublait, si bien que c'est lui qui a du mal à reprendre le contrôle de son véhicule. Je le regarde valser sur la piste quand une deuxième auto me double en me faisant encore une fois une queue de poisson. Je réagis de la même façon, mais avec une fraction de seconde de retard, et j'ai du mal à garder le cap.

​ When the judge finally lowers his flag, I start in a rush, contrary to my habits. Fortunately, my car seems fairly fast, so I arrive first in the chicane, which I cross as quickly as possible, and I am always the first to take the following three curves. When I finally arrive at the long straight line that crosses the pine forest, I deliberately slow down. I let myself be overtaken by a first car, and its driver takes the opportunity to make me a "fishtail" (racing maneuver where you hit 1 side of your opponent's vehicle and make them lose control). Fortunately, I had planned the maneuver by braking suddenly when he was overtaking me, so that it was him who had trouble regaining control of his vehicle. I watch him waltz on the track when a second car overtakes me, once again making me a fishtail. I react the same way, but with a fraction of a second delay, and I find it hard to stay the course.

​ Deux autos, deux queues de poisson. Ce n'est pas une course, c'est un rallye de démolition qui risque bientôt de se transformer en carnage: s'il y a une collision, ce ne sont pas nos casques et nos combinaisons qui vont nous protéger... Je ralentis encore pour laisser passer des autos, mais en voici trois qui se présentent en même temps, et personne ne veut céder sa place. La première réussit à passer, mais les deux autres quittent la route et vont percuter les bottes de foin. Le premier tour n'est pas encore fini que deux véhicules sont hors de combat.

​ Two cars, two fish tails. This is not a race, it is a demolition rally which may soon turn into carnage: if there is a collision, it is not our helmets and suits that will protect us... I slow down still to let cars pass, but here are three that show up at the same time, and nobody wants to give up their place. The first manages to pass, but the other two leave the road and hit the bales of hay. The first round is not yet finished as two vehicles are out of action.

​ Au moment d'aborder la série de virages qui me ramènera devant les estrades, je me répète que l'important n'est pas de gagner ni de participer, mais de survivre. Je suis peut-être dans un monde de fous, mais rien ne m'oblige à jouer leur jeu jusqu'au bout.

​ As I approach the series of turns that will bring me back to the platforms, I repeat to myself that the important thing is not to win or to participate, but to survive. I may be in a crazy world, but nothing forces me to play their game until the end.

​ Je ralentis encore, jusqu'à ce que j'arrive devant les estrades: il me suffit d'apercevoir la foule de bedaines débiles s'exciter pour changer d'idée. Je ne veux pas voir ces monstres, et encore moins les entendre. Appuie sur l'accélérateur, Steve, qu'on en finesse au plus vite...

​ I slow down again, until I arrive in front of the platforms: I just have to see the crowd of stupid belly getting excited to change my mind. I don't want to see these monsters, let alone hear them. Press the accelerator, Steve, so we can get to the finish line as quickly as possible...

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​ Au deuxième tour, je regrette déjà de m'être fait volontairement dépasser: je suis maintenant obligé de doubler, alors qu'il aurait été bien plus facile de bloquer la route. J'essaie de remonter les meneurs, mais je n'y réussis pas: mon moteur manque de jus. Trois autres autos passent devant moi, et je les laisse faire sans essayer de les envoyer dans le champ. Mais ce n'est pas si grave: cent tours, c'est long... Ils peuvent être plus rapides, mais personne ne sera jamais aussi patient que moi. Finir cette course, ce serait déjà une victoire...

​ In the second round, I already regret having been deliberately overtaken: I am now forced to overtake, when it would have been much easier to block the road. I try to go up the leaders, but I do not succeed: my engine runs out of juice. Three other cars pass in front of me, and I let them do it without trying to send them into the field. But it's not that bad: a hundred laps is a long time... They can be faster, but no one will ever be as patient as I am. Finishing this race, would already be a victory...

​ Même si je leur cède le passage, les pilotes essaient chaque fois de me sortie de la piste. Pourquoi ne se contentent-ils pas de rouler? En voici un autre qui veut me dépasser. Je le laisse passer, comme d'habitude, et il essaie évidement de me faire une queue de poisson, mais il braque un peu trop ses roues, et son auto se met à faire une série de tête-à-queue, puis trois ou quatre tonneaux, avant de s'immobiliser dans une pile de pneus. Je réussis à l'éviter de justesse, et j'ai le temps de voir, dans mon rétroviseur, l'auto en flammes et la haute colonne de fumée noire qui s'en dégage. J'ai le réflexe de ralentir, et l'idée d'arrêter me traverse même l'esprit, mais je la repousse aussitôt: faites confiance à nos équipes de secours, a dit Allard... Ce serait suicidaire de m'arrêter, de toute façon: je ne ferais que provoquer un épouvantable carambolage.

​ Even if I give the way, the drivers try to get me out of the track every time. Why don't they just drive? Here is another who wants to overtake me. I let him pass, as usual, and he obviously tries to make me a fishtail, but he turns his wheels a little too much, and his car starts to do a series of spinning, then three or four barrels, before coming to rest in a pile of tires. I managed to narrowly avoid it, and I have time to see, in my rear view mirror, the burning car and the tall column of black smoke that emanates from it. I have the reflex to slow down, and the idea of stopping even crosses my mind, but I immediately reject it: trust our rescue teams, said Allard... It would be suicidal to me stop anyway: I would only cause a terrible pile-up.

​ J'essaie d'accélérer, mais j'y arrive difficilement: j'ai toujours les yeux rivés sur mon rétroviseur, dans lequel je vois la fumée noire par-dessus les pins. J'espère que le pilote a eu le temps de se sortir de là!

​ I try to accelerate, but I find it difficult: I always have my eyes riveted on my rear-view mirror, in which I see black smoke over the pines. I hope the driver had time to get out of there!

​ Je n'aurais pas dû regarder si longtemps dans mon rétroviseur. Un pilote en a profité pour me dépasser et me couper. Il faut que je donne un coup de volant, je n'ai pas le choix... Je me mets à faire des tête-à-queue à mon tour avant de m'écraser contre des piles de pneus. Je suis un peu sonné, mais mon auto n'a trop de dommages. En reprenant la route, je sens la colère me gagner: si je le retrouve, celui qui m'a fait ça... Mais comment le retrouver? Toutes les autos sont pareilles, et tous les pilotes ressemblent à des fantômes... Finies les politesses, je ne me laisse plus faire. Il a besoin de se cramponner à son volant, le prochain qui va chercher à me doubler... En voici justement un, qui veut passer sur ma gauche au moment où je m'approche des estrades. Je fais semblant de lui céder le passage, mais je donne un coup de volant au dernier moment: le voilà dans les piles de pneus, au grand plaisir de la foule, qui hurle sa joie.

​ I shouldn't have looked so long in my rear-view mirror. A driver took the opportunity to overtake me and cut me. I have to kick the wheel, I have no choice... I start spinning my turn before crashing against piles of tires. I am a little stunned, but my car has too much damage. Taking the road again, I feel anger gaining me: if I find him, the one who did this to me... But how do I find him? All the cars are the same, and all the drivers look like ghosts... No more courtesies, I won't let it go. He needs to hold on to his wheel, the next one who will try to overtake me... Here is just one, who wants to pass on my left when I approach the stands. I pretend to give way to him, but I give a steering wheel at the last moment: there he is in the stacks of tires, to the delight of the crowd, who howl their joy.

​ Je me sens gonflé de haine, du moins jusqu'à ce que je repasse devant l' auto qui a pris feu. Les pompiers ont eu le temps d'étiendre l'incendie, et une dépanneuse s'apprête à agripper la carcasse calcinée de l'auto pour la déplacer. Les camions de pompiers sont toujours là, mais je ne vois pas d'ambulance. Peut-être est-elle déjà partie...

​ I feel swollen with hatred, at least until I come back to the car that caught fire. The firefighters had time to stop the fire, and a tow truck was about to grab the burnt-out carcass of the car to move it. The fire trucks are still there, but I don't see an ambulance. Maybe it's already gone...

​ Il faut que j'arrête de me laisser distraire: une second d'inattention suffit pour que je me fasse doubler par un pilote qui me tuerait sans hésitation. Regarde la route, Steve, regarde devant toi, cramponne-toi à ton volant et fonce, oublie ces autos qui se percutent et quittent la piste, oublie ces colonnes de fumée que tu vois monter au-dessus des arbres, oublie surtout la foule de débiles qui hurle à mort quand tu passes devant les estrades, roule, Steve, roule et ne pense pas, tu deviens une machine à réflexes, un robot qui exécute tout ses tâches à la perfection, roule, Steve, le cauchemar finira bien par finir.

​ I have to stop being distracted: a second of distraction is enough for me to be overtaken by a driver who would kill me without hesitation. Look at the road, Steve, look in front of you, hold on to your steering wheel and go for it, forget these cars crashing into each other and leave the track, forget these columns of smoke that you see rising above the trees, especially forget the crowd of morons screaming to death when you pass in front of the platforms, roll, Steve, roll and do not think, become a reflex machine, a robot which performs all its tasks to perfection, roll, Steve, the nightmare will end up well.